Jean-Philippe Jaworski est un orfèvre de la langue française. Il cisèle ses textes comme d'autres les gravures à l'eau-forte, il pastiche, il détourne. Il sait tous les styles, tous les tons, toutes les trames. Il sait aussi les hommes, leurs passions, leurs crimes et leur drôlerie.
Il met la première au service des seconds. Et on en redemande.
Le recueil de nouvelles Janua Vera, dans l'édition de 2010, contient 10 nouvelles. Jaworski, pour ceux qui l'ignorent encore, nous a également régalé d'un roman de tout premier ordre, Gagner la guerre.
1 - Janua Vera
Le roi Leodegar le Resplendissant, Roi-Dieu de Leomance, fait de mauvais rêves... On entre dans l'ordre chronologique de l'histoire avec cette première nouvelle courte. Elle ne m'a pas laissé beaucoup de souvenirs, mais elle fait office de mythe fondateur pour le Vieux Royaume.
2 - Montefellone
Une nouvelle orientée vers la tradition militaire et chevaleresque des grands récits d'héroic fantasy, qui nous rappelle forcément Le trône de fer. Au beau milieu d'un guerre, des généraux doivent choisir entre un ordre direct de leur souverain (occuper Montefellone) ou lui rendre service en volant à sa rescousse en désobéissant aux ordres.
Complots, trahisons, valse-hésitation des uns et des autres et surtout, le thème de la loyauté : qui est loyal à qui, comment, pourquoi, et quelle loyauté est la mieux récompensée ? Pas toujours la plus honnête, il faut croire...
3 - Mauvaise donne
La nouvelle attendue par tous ceux comme moi qui ont lu Jaworski dans le désordre, soit Gagner la guerre avant Janua Vera.
« Mauvaise donne » met en scène la première apparition de Benvenuto Gesufal, crapule et assassin des bas quartiers de Ciudalia, empêtré dans les rêts d'un complot beaucoup trop gros pour lui. Empruntant aux romans d'aventure, aux ambiances de polars noirs et aux conspirations machiavéliques (au sens propre du terme, Machiavel n'est jamais loin...), cette nouvelle réjouit le lecteur par sa vivacité et son humour. Les joutes verbales sont délicieuses. Voici un extrait (déjà moult fois cité, mais tant pis) :
4 - Le service des dames
Aedan, incarnation du chevalier à l'honneur sans tache et sans reproche (je ronfle déjà), rend service à une gente dame afin de jouir du droit de passage d'un pont. Il lui faut aller chercher noise au vil et méchant voisin. Sauf que cette histoire sent très mauvais, et qu'au final, il y a des baffes qui se perdent. Pour la gente dame, surtout.
Oui, je suis violente. Il faut dire que mon sens de l'honneur est inexistant, contrairement à ce pauvre Aedan qui se débat au milieu de ses grands principes. Un exercice de pastiche assez réussi, bien que le sujet m'intéresse peu.
5- Une offrande très précieuse
Certainement l'une des nouvelles qui m'a le plus touchée. Sans doute parce qu'elle en appelle à la fibre parentale qui sommeille en chacun de nous ; j'en suis presque certaine parce que je pense que l'histoire m'aurait laissé froide il y a quelques années.
Cecht et Dugham sont soldats. Dugham est blesséau combat, Cecht tente de le sauver en traversant une forêt immense avec son camarade sur le dos. Cecht est une brute, il a peu de cervelle, et il le sait. Parce qu'il le sait et qu'il fait un choix altruiste mais sans doute fatal pour sa survie, Cecht nous est rapidement sympathique. Il rencontre une vieille sorcière qui, pour soigner son compagnon, lui demande de faire une offrande. Une offrande atypique, qui fait appel à ses souvenirs les plus profondément enfouis et à une sensibilité qu'il ne se soupçonnait pas.
Une belle réussite que cette nouvelle.
6 - Le conte de Suzelle
Tristesse insondable, temps perdu, désillusion, rêves disparus... Cette nouvelle est belle, mais si triste.
Suzelle est une petite fille débordante de vitalité et de gaieté, lorsqu'elle fait une rencontre qui bouleverse sa vie. Son interlocuteur la marque à jamais, et dans l'attente d'une promesse et d'un retour, elle laisse passer son existence. Mariage, travail, enfants, vieillesse... Le temps passe, dans cette paysannerie rude et parfois sordide.
Le rêve d'une vie jamais vraiment vécue.
[soupir]
7 - Jour de guigne
Calame le scribe est victime du syndrome de Palimpseste. Parce qu'il a utilisé un parchemin ensorcelé, sa vie se réécrit sous ses yeux ébahis et sa volonté impuissante. On rit beaucoup dans cette nouvelle absurde et parfois potache, toujours soignée du point de vue du style.
éd. spéciale de Janua Vera et Gagner la guerre
8 - Un amour dévorant
A Noant-le-Vieux, la nuit, les bois sont hantés par des appeleurs, à la recherche d'une jeune femme. Tous sont morts depuis des siècles, mais ils vivent encore sous les futaies, ombres parmi les ombres. Un prêtre du culte du Desséché mène son enquête pour éclaircir l'histoire, interrogeant chaque témoin.
Cette nouvelle pose une atmosphère à la Edgar Allan poe, dans la plus pure tradition fantastique du 19e siècle, hantée par les esprits, les revenants, et la fascination pour la mort (en lien avec le culte du Désséché). Personnellement, je n'aime pas particulièrement ce genre, mais il est une fois de plus excellemment mis en oeuvre par Jaworski.
9 - Comment Blandin fut perdu
Un peintre errant se voit confier un chantier dans un monastère, ainsi qu'un apprenti doté d'un talent extraordinaire. Le maître ne comprend pas la hâte du monastère à se débarrasser du génie, jusqu'à ce qu'il se rende compte que son apprenti est obsédé par une femme, une seule, et qu'il ne cesse de la peindre. Incapable de varier, il intègre son visage à toutes ses oeuvres, partout, tout le temps, comme un poison lentement instillé...
Une histoire originale.
10 - Le confident
Cette nouvelle aborde d'un peu plus près le culte du Desséché, avec l'histoire d'un prêtre qui décide de se faire enfermer dans le noir total, une sorte d'expiation volontaire, et dont il décrit les étapes angoissées. L'anxiété monte, avec elle les peurs et les cauchemars, à la lisière entre sommeil et veille, rêve et réalité...
N'étant pas fan de l'épouvante, je n'ai pas particulièrement accroché à cette nouvelle, qui, étant la dernière du recueil, la termine sur une note sombre. Un peu dommage pour moi, mais pour ceux qui aiment, c'est toujours réussi.
ed. spéciale Janua Vera et Gagner la guerre
Le recueil terminé, mes impressions globales de lecture (avec du recul, je l'ai terminé il y a quelques temps) sont les suivantes :
- Je n'aime pas particulièrement le format nouvelle. Vieille école, vieilles habitudes, vieille bibliothécaire... On pourra trouver quantité d'explications à cet état de fait ! Lire 10 nouvelles de suite m'a donc demandé un effort certain, que je ne pense pas réitérer de si peu. Une ou deux nouvelles à la fois suffiront largement pour mes futures expériences. Par comparaison, la novella, comme Palimpseste de Charles Stross, me convient mieux.
- Mes goûts personnels me portent peu vers le fantastique, les revenants, l'épouvante et la fascination pour la mort, ni d'ailleurs vers ce qui est noir et désespéré... Des thèmes plutôt récurrents dans ce recueil, particulièrement vers la fin. Je ne peux donc pas dire que je l'ai adoré. [Oui, les bisounours ne sont pas loin, mais que voulez-vous...]
- Bien que moins enthousiaste qu'à la lecture de Gagner la guerre, en cause les raisons précédemment évoquées, je reste séduite par la qualité de l'écriture de l'auteur. Il sait vraiment tout faire, tant sur le fond que dans la forme. Et il met sa forme très travaillée au service d'un fond qui ressemble à tout sauf à cette autofiction si chère à notre intelligentsia littéraire, que j'abhorre. Rien que pour cela, Jean-Philippe Jaworski est mon ami. Enfin, non, mais... Remarquez, je peux toujours le lui demander sur Facebook, on ne sait jamais !
- Mes nouvelles préférées sont donc : Mauvaise donne, parce que Benvenuto Gesufal, et Une offrande très précieuse, parce que tout le monde aime un jour, quel qu'il soit. [Quand je vous disais que les bisounours n'étaient pas loin]. Avec une mention spéciale pour Le conte de Suzelle, parce que l'histoire a beau être triste à en mourir, elle est magnifique.
Tous les aficionados de Jean-Philippe Jaworski attendent avec impatience la sortie de son prochain roman, toujours aux Moutons électriques, en août 2013 : Même pas mort sera le premier tome d'une trilogie intitulée Les Rois du monde.
Et rien que pour vous faire baver un peu, sachez donc que je devrais rencontrer le monsieur le week-end prochain, aux Oniriques à Meyzieu. Et toc.
Ce billet est dédié à Tigger Lilly, parce qu'elle a été la première à demander une chro de ma PAB.
Edition : Les Moutons électriques, 2010 (édition augmentée)