Deux mois.
C'est le temps qu'il m'a fallu pour lire Enig Marcheur, de Russel Hoban. Deux mois de sacerdoce, excepté une pause éclair (enfin... 4 tomes quand même !) dans le monde décalé de Cail Garriger. C'est pourquoi ce livre fait l'objet de ma première chronique littéraire de l'année, et c'est bien la moindre des choses.
Voici le quatrième de couverture : « Dans un futur lointain, après que les feux nucléaires ont ravagé le monde - le Grand Boum -, ce qui reste des hommes est revenu à l'âge de fer, leur survie sans cesse mise en péril par des chiens mangeurs d'homme et des clans rivaux. La gnorance, la preuh et les superstitions ont pris le pouvoir. La langue n'est désormais plus qu'un patois menaçant et vif dans lequel subsistent par fragments les connaissances du passé.
C'est là qu'Enig Marcheur, douze ans, va prendre la décision inédite de coucher par écrit ses aventures hors normes à la poursuite de la vérité en revenant sur les pas des hommes à l'origine du Sale Temps. »
Un mot d'abord de l'objet livre. N'étant pas particulièrement bibliophile, je parle rarement de ce genre de chose, mais le soin apporté par l'éditeur, Monsieur Toussaint Louverture, à la couverture du roman vaut le détour. Elle est constituée de quatre parties :
- la couverture cartonnée propre, dans les tons jaunes et blancs,
- une première jaquette cartonnée ajourée représentant les loups/chiens en rouge,
- une deuxième jaquette cartonnée ajourée représentant le Ptitome Bryllant en noir par dessus,
- enfin, une jaquette en PVC transparent pour protéger le tout.
Un véritable tour de force, et un travail d'artiste.
Enig Marcheur est un roman post apocalyptique, donc, qui donne la parole à un jeune garçon arrivant à l'âge d'homme - 12 ans ! - ayant décidé de coucher par écrit ses mémoires, chose que personne ne fait à son époque. Enig vit une sorte de quête initiatique. Il est le petit bout de la lorgnette par lequel le lecteur part à la découverte de la société dans laquelle il évolue, une société éclatée en minuscules entités, fermes et chantiers nomades, menacée par des chiens sauvages mangeurs d'hommes, autour de feu la ville de Canterbury, désormais nommée Cambry. A 2500 d'ici, on ne reconnait plus rien, si ce n'est les noms des anciennes autoroutes...
La particularité d'Enig Marcheur est qu'il est écrit en parlénigm (riddleyspeak), une langue déconstruite qui se veut l'héritière de la nôtre, déformée et remaniée après des millénaires d'oralité. Le roman étant réputé intraduisible en raison de cette langue si particulière, on ne peut que saluer le travail de titan du traducteur Nicolas Richard - et le pari insensé de la maison d'édition pour avoir commandé ce travail.
Ce langage constitue le fond du roman, peut-être encore plus que la forme. De toute façon, l'influence de la forme sur le fond est ici une évidence. La pensée a évolué avec le langage, et tous deux forment une entité nouvelle, pas facile à appréhender ni sur le fonds ni par la forme. Le glossaire de fin ne m'a pas éclairé d'un iota sur le sens des termes qu'on y trouve.
Les croyances communes de la société d'Enig sont constituées d'un mélange de légendes pseudo-chrétiennes, reprenant et déformant l'histoire de Saint Eustache ayant trouvé la foi en voyant un cerf portant une croix entre ses bois, et de réminiscences de la culture scientifique qui fait aujourd'hui notre quotidien : la physique, la chimie, l'atome.
Source : saint-eustache.org
On se retrouve donc avec l'histoire d'Eusa, qui au coeur de la Feurrée a découvert Adom le Ptitome Bryllant entre les bois d'un cerf et l'a déchiré en deux, puis provoqué le Grand Boum et enfin payé ses méfaits le restant de sa vie. Sa légende est colportée par les représentants du Ministère, des marionettistes qui passent de fermes en campements porter la bonne parole.
L'une des scènes les plus fascinantes est le commentaire par l'un des protagonistes d'un texte ancien, écrit dans "notre" langue, relatant l'histoire de Saint-Eustache. L'interprétation qui en est faite est à nos yeux déroutante, absurde... et crédible.
La recherche du symbolique dans le quotidien est omniprésente dans la pensée d'Enig et de ses contemporains. Les principes de dualité et d'unicité sont au coeur de leurs réflexions :
Je le sentais dans mes tripes et dans mon bide. Tu essaies de faire qu'un avec quelque chose ou quelqu'un mais tu auras beau essayer la dualité de toute chose travaille contre toi jusqu'au bout. Tu essaies t'attraper l'unicité et elle se sépare en deux dans tes mains. (p. 189, traduit du parlénigm par mes soins)
Les cheminements intellectuels menées par Enig ou ses camarades m'ont parfois laissé les yeux écarquillés et le cerveau en panne : qu'ont-ils voulu dire ? De quoi parlent-ils ? Il faut dire que la langue obscurcit la compréhension que nous pouvons avoir du sens. Cela ajouté à mon désintérêt avoué pour la philo, je me suis sentie stupide plus souvent que je ne l'aurais souhaité...
Ce qui est évident en revanche à la lecture de l'oeuvre, c'est l'importance accordée à la transmission du savoir et de l'histoire, afin d'éviter les erreurs du passé. Chaque spectacle de marionnettiste sur l'histoire d'Eusa donne lieu à une séance d'interprétation/transe censée éclairer un aspect de celle-ci. Une fascinante déclinaison de l'oralité comme unique mode de transmission.
Alors ? Qu'ai-je pensé d'Enig Marcheur ?
Avant tout, c'est un texte qui marque, pour le meilleur ou pour le pire. Sa forme est si originale qu'on ne peut l'oublier en passant au livre suivant.
J'ai eu quelques appréhensions au début du roman, car j'ai un mauvais souvenir de Julian, de Robert Charles Wilson, en raison de son narrateur naïf dont la vision partiale et partielle m'avait beaucoup agacée. Heureusement pour moi, si Enig se rapproche d'Adam de part son statut très jeune homme débutant, là s'arrête la comparaison. Enig est jeune, mais il est pas aussi naïf. Il a dans les grandes lignes le même niveau de connaissance et d'éducation que ses compagnons plus âgés.
En revanche, le fait qu'un enfant puisse évoquer des principes philosophiques, telle la dualité citée plus haut, m'a perturbé. Ce n'est pas un discours que j'attends de la part d'un enfant, pas même, rapporté à notre époque, d'un adolescent accédant à l'âge d'homme. Ou alors je n'ai fréquenté que des imbéciles, mais tout de même. En cela, j'ai trouvé le postulat un peu capillotracté, même si le contenu était intéressant.
Mon Libraire (avec les majuscules) m'avait promis que ce roman n'était pas si difficile à lire, du moment qu'on se le lisait à voix haute dans la tête. Il n'avait pas tort, à partir du moment où on a suffisamment de temps de lecture devant soi pour pouvoir passer en mode "lecture intérieure à voix haute". Ce temps, je ne l'ai jamais. C'est bien là que le bât blesse ! Enig Marcheur reste difficile à lire, car même une fois pris le pli de la lecture, le contenu nous est souvent étranger, donc délicat à appréhender.
Je n'ai rien d'une masochiste en lecture, et de plus, je déteste par dessus tout les livres qui privilégient systématiquement le style au détriment du fond. Enig Marcheur aurait donc dû me déplaire dès la première page, d'autant plus qu'il m'a fallu très, très longtemps pour arriver au bout. Je garderai, comme Gromovar, un arrière-goût de "tout ça pour ça", une petite déception au vu du manque d'ambition de l'univers décrit, car on n'en sait jamais plus qu'Enig sur le monde dans lequel il vit, on manque de perspective. C'est frustrant.
Pourtant, j'ai trouvé ce roman intéressant, même captivant, et j'ai vécu une véritable expérience de lecture. Cela dit, je ne le conseillerai qu'à des lecteurs expérimentés n'ayant pas froid aux yeux - et ayant du temps devant eux !
Edition : Monsieur Toussaint Louverture, 2012
Lu aussi par : Nebal (chronique rédigée en parlénigm !), Gromovar, Sandrine, chroniqué mais pas fini chez Lune